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Juan Dominguez « Le spectacle ne se termine pas lorsque le rideau se ferme, il ne fait que commencer »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 septembre 2018

Performeur et chorégraphe d’origine espagnole, Juan Dominguez se définit volontiers lui-même comme un clown conceptuel. Présentée en ouverture du Far° Festival à Nyon, sa dernière création Between What Is No Longer and What Is Not Yet explore les méandres volubiles de l’autofiction et rend incandescents les rôles traditionnellement tenus par les spectateurs.

Votre nouvelle création s’intitule Between What Is No Longer and What Is Not Yet. Pouvez-vous en dire plus sur ce titre ? À quoi fait-il référence ?

Ce titre, comme tout le reste de la pièce, est une citation. L’idée de départ était justement que rien ne soit véritablement créé pour cette pièce et qu’elle utilise seulement des matériaux venant de travaux antérieurs, d’articles, de livres, de citations réelles ou fictionnelles, de films, de chansons, de publicités… Je voulais faire le bilan de ma propre “pâte” créative, pouvoir en tirer du sens en donnant la même importance à toutes ces sources d’origines aux statuts si divers. Les citations induisent toujours l’idée d’autorité… Le titre, par exemple, est inspiré de L’Homme sans contenu de Giorgio Agamben, dans lequel il aborde l’idée d’un sens précaire que revêtent les actions humaines quand elles se déroulent entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.

La pièce navigue entre réalité et fiction. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet interstice trouble ?

Pour moi, la fiction et la réalité, c’est la même chose. Nos vies sont faites de constructions, que je considère aussi comme des fictions, on ne sait donc jamais vraiment où est la limite entre ces deux définitions. Ce qui m’intéresse ici, c’est justement pourquoi nous utilisons ces constructions. On se moque de savoir si ce que je dis est vrai ou faux si ce que je produis est une manipulation ou non…  C’est une nouvelle façon de réfléchir à un sujet, de créer une nouvelle temporalité poétique, de décaler nos perceptions, de mettre en mouvement nos subjectivités.

Votre travail mêle plusieurs médiums, dont le langage. Quelles sont les nécessités de cette hybridation au sein de votre pratique ?

Le langage me sert à pervertir notre compréhension commune de la réalité et des choses. Le langage est le “code” le plus facile à manipuler, quand il s’agit de créer une relation directe avec les spectateurs. Quand j’ai besoin d’un autre type de matériaux, plus insaisissable, alors c’est là que les corps entrent en action. Je travaille à une forme de sophistication dans la plus grande simplicité.

L’humour semble également avoir une place singulière dans votre travail.

Oui, toujours. Je l’ai toujours utilisé dans mon travail. C’est, d’après moi, un outil pour transgresser les conventions, affronter certains sujets qu’il est moins évident d’aborder autrement. Manipuler le temps, les temporalités, permet également de créer un espace de controverse, de provocation, d’affection, de sans-gêne… Arrêter les flux ou les produire… c’est un outil infiniment fantastique !

Vous avez pour habitude de collaborer avec d’autres artistes. C’est la première fois depuis 14 ans que vous signez seul une pièce. Pourquoi maintenant ?

Cette pièce est arrivée à la suite d’un projet au long cours appelé Clean Room, lui-même composé de plusieurs pièces. Mes collègues et moi avons tenté de nous transformer, non pas en performeurs et auteurs, ce que nous sommes déjà,  mais plutôt facilitateurs de conditions qui permettraient au public de s’emparer du pouvoir et de décider de la teneur du projet. Clean Room était un projet lourd en termes de production et de logistique et après six ans de travail j’avais besoin de changement. J’ai donc décidé de revenir à une forme de théâtre dont les outils étaient déjà là, à une forme de performativité super-artificielle… J’ai choisi ce format de stand-up assis, ce monologue de comédie perverti, une personne qui raconte ces petites histoires…

Quels sont les spécificités de Clean Room et de chacune des pièces qui la composent ?

J’étais fasciné par la continuité, la fidélité et la périodicité propres aux séries télévisées. J’ai donc essayé de transposer certaines de ces caractéristiques au théâtre. Je me suis vite rendu compte que, selon moi, il ne devait pas y avoir d’interprètes dans ce projet. Pour donner aux spectateurs un véritable pouvoir d’agir, nous devions en faire des protagonistes. Chaque projet se présente comme une “saison” et chacune voyait l’essai d’une nouvelle stratégie. Dans le première pièce, nous proposions des situations pour lesquelles les spectateurs devaient réfléchir à comment percevoir la réalité. Il s’agissait d’aider ce public à devenir un groupe, à travers l’imagination. Généralement, fédérer des personnes ne se connaissent pas, ça n’arrive que dans des circonstances extrêmes. Dans la seconde nous leur donnions beaucoup de pouvoir et de responsabilité, du temps, de l’espace et de l’argent, pour qu’ils s’organisent et créent une réalité parallèle, dans le cadre de notre projet fictionnel. Dans la troisième et dernière saison, nous proposions aux spectateurs de faire quelque chose, une action et ils devaient décider de la manière de la réaliser. La fiction produit alors un projet commun à mettre en oeuvre, sans que les spectateurs aient à négocier entre eux, mais plutôt qu’ils aient à travailler ensemble autrement. Chaque projet explore ainsi différentes formes de collaboration, de compréhension, d’« être ensemble ».

Quelles motivations animent ce désir de participatif et de communauté ?

Pour moi, il est très clair que lorsque nous faisons du théâtre, nous le faisons tous ensemble. Le théâtre est intrinsèquement participatif : le ressenti du public, la perception, le sentiment, la réflexion, le jugement, etc. Comment peut-on réussir à augmenter encore cette liberté des spectateurs pendant la représentation ? Conventionnellement, l’artiste travaille d’abord seul, puis propose une forme et le spectateur en fait l’expérience. Dans d’autres projets, tout cela peut se produire en même temps et tout le monde se voit conférer le même pouvoir d’agir. Je ne suis pas à la recherche d’expériences participatives mais plutôt à atteindre un niveau plus élevé de participation de tous les différents acteurs, artistes et publics. Je ne veux pas confondre les rôles mais leur donner plus d’importance. Le spectacle ne se termine donc pas lorsque le rideau se ferme, il ne fait que commencer.

Vu au Far° Festival à Nyon. Conception Juan Dominguez. Interprétation Juan Dominguez et Maria Jerez Quintana. Photo © Arya Dil.