Photo © José Carlos Duarte

João Dos Santos Martins, Chorégraphie

Par Patrizia Romagnoli

Publié le 19 septembre 2021

Selon la danseuse et chorégraphe Vera Mantero, comme elle le déclare dans sa conférence-performance Salário Máximo (2014), la danse, contrairement au cinéma et à la littérature, serait la forme d’art la moins appropriée pour parler de quoi que ce soit. Cette affirmation, qui appuie une conviction répandue sur l’inaptitude de la danse à communiquer, est lancée au public par le danseur Adriano Vicente dans l’introduction de Chorégraphie de João Dos Santos Martins. Quelques minutes après, sa performance, sous la nef du temple à Nyon – l’une des scènes du sixième volet des Communs singuliers, présenté par la fabrique des arts vivants du far° en août 2021 –, lui apportera un somptueux démenti.

Exploration des possibilités de communication de la danse par l’intermédiaire de la langue des signes portugaise et de la phonétique orale, le projet du danseur et chorégraphe João Dos Santos Martins poursuit l’élaboration d’un langage qui, au-delà des organes de la parole, se manifesterait dans la texture du corps. Chorégraphie, ou lArt d’écrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs de Raoul-Auger Feuillet sert de repoussoir à cette démarche. Ce traité du XVIIIe siècle, qui vulgarise un système de notation chorégraphique, se targue de pouvoir « envoyer [une danse] dans une lettre ainsi qu’on envoie un air de musique ». Instrument en attente de recevoir sa partition, le corps du danseur, décomposé, éclaté, n’est évoqué dans ces pages que comme trace – de ses pas et mouvements dans l’espace – alors que la pratique de son art est repoussée au-delà des marges. Dans une attitude qui lui est propre et qu’il a longuement développée dans de précédents projets, João Dos Santos Martins ne nie pas frontalement cet héritage mais lui répond par une performance qui explore la possibilité d’une entente nouvelle entre les sons, les signes et la danse. Sur le livre-partition, consulté et éludé tout à la fois, posé sur un lutrin inamovible tout au long du spectacle, le titre original de l’ouvrage de Feuillet est encore lisible sous le mot « coreografia » tracé à la main. À côté, exaltée par l’interprétation incandescente d’Adriano Vicente, se joue la recherche d’une transcription sans perte des sons et des mots sur – et par – ce vivant support qu’est le corps.

Assis en face du danseur, dos au public, João Barradas, à l’accordéon, joint sa musique au spectacle en devenir. Si la langue des signes permet d’ancrer le corps dans la matérialité du geste, la musique l’aide à se mettre en résonance, à mieux répandre les sons qui le traversent. « On n’écoute pas la musique uniquement avec les oreilles, on l’entend résonner dans le corps tout entier, dans le cerveau et dans le cœur » remarquait Jaques-Dalcroze (Notes Bariolées), que João Dos Santos Martins déclare avoir étudié. Corps qui résonne, accordéon qui respire spectaculairement par son soufflet, poitrines physiques et mécaniques. Au cœur de la performance, l’échange entre les deux s’intensifie, approche de la fusion. Les boîtiers de l’accordéon retentissent percutés par les doigts, la main tape sur la poitrine et fait syncoper la voix. Des vibrations et des respirations qui, à la différence des sons, atteignent et fédèrent la totalité du public, ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas entendre.

Première de son genre, Chorégraphie passe en revue les voyelles, les consonnes, les lettres… Une vaste gamme de sons plus ou moins canoniques sont convoqués, défilent amplifiés dans leurs dimensions sonores et spatiales par la performance d’Adriano Vicente qui les incorpore et les fait résonner pleinement, autrement, en s’élançant, en se contorsionnant, en se roulant par terre, toujours concentré, expressif, juste. Tout un univers surgit, où rien ne manque à l’appel – l’animé et l’inanimé, le végétal et l’animal, le visible et l’invisible – mais communique par des correspondances nouvelles qui retentissent différemment à l’intérieur de chacun. On nous a bien remis à l’école mais c’est pour désapprendre, pour faire place à une langue renouvelée d’avoir été mise au monde autrement. Dans cette leçon, récréation et recréation coïncident.

Par moments, des mots épars, les bribes d’une conversation se perçoivent charriant avec eux les émotions qui les colorent et les bruits du quotidien sans qu’il ne soit possible de nouer une histoire. Dans l’enchaînement des gestes signés, d’une prosodie qui se danse, l’ordre syntaxique attendu se défait au profit d’un ordre chorégraphique recherché qui lierait dans la continuité les mouvements, les gestes et les mots. Si le récit se perd, s’effiloche, des noyaux de sens se laissent reconnaître, des sons recouvrent leur force performative et évocatrice pour inviter au départ vers d’autres directions et temporalités. C’est jouissif, libératoire. Voilà que le complet du danseur – qui a l’air de tenir à peine ensemble, fendu comme il est par des larges bandes en biais où le tissu est remplacé par une rangée de fils verticaux qui lui permettent de se disloquer sans se casser – apparaît comme la réalisation anticipée de ce corps rêvé qui n’oppose aucune résistance à la résonance, l’accueille et l’irradie.

Pour la représentation au far°, les mots prononcés par Adriano Vicente ont dû être traduits en français en brisant ainsi la correspondance avec la langue signée qui reste la portugaise. Malgré l’introduction de cette discontinuité, la performance fascine et convainc. En explorant la possibilité d’un accord inédit et encore à trouver entre le corps, le son, le signe et le langage, questionnés dans leurs liens fondamentaux, Chorégraphie les reconduit à leur nature première et leur permet de renaître avec une intensité renouvelée.

Chorégraphie, vu au festival far° fabrique des arts vivants Nyon. Chorégraphie João dos Santos Martins, interprétation Adriano Vicente, musique João Barradas, costumes Constança Entrudo. Photo © José Carlos Duarte.