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Ondine Cloez « Créer des espaces où les histoires individuelles deviennent des problèmes collectifs »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 juillet 2019

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Ondine Cloez.

Après avoir travaillé comme interprète pour de nombreux chorégraphes – entre autre Jocelyn Cottencin, Loïc Touzé, Laurent Pichaud, Rémy Héritier, Grand Magasin et le binôme Antoine Defoort et Halory Goerger – la danseuse et chorégraphe Ondine Cloez signe en 2018 sa première pièce, le solo Vacances vacance, monologue introspectif et poétique qui oscille entre les strates de sa pensée et de son propre corps. Sa nouvelle création L’art de conserver la santé, pour trois danseuses, verra le jour la saison prochaine.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont flous. Si je pense aux cours de danse par exemple, je n’ai pas d’image claire de mouvements. Je pense plus à des sensations, comme l’odeur des justaucorps neufs dans les vestiaires, les relations amicales que nous liions entre les cours, le piano, la couleur de la colophane, la barre en bois, mais très peu à ce que nous faisions dans le studio. J’ai commencé à m’attacher au mouvement en observant mes copines danser, en comparant comment elles tenaient leurs bras, leurs mains, comment elles déroulaient leurs pieds au sol, la vitesse à laquelle elles faisaient pivoter leurs têtes dans les pirouettes. C’était moins ce que nous faisions qui m’intéressait que comment nous le faisions. Ces souvenirs-là sont précis. En me concentrant un peu, je revois très bien les corps de mes amies tels qu’ils étaient à l’époque, âgés d’une dizaine d’années et l’intention qu’elles mettaient dans leurs gestes, même si je ne vois pas les gestes eux-mêmes. C’étaient des corps au travail.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

J’étais interprète depuis quinze ans quand j’ai créé Vacances vacance. À un moment j’ai eu envie de finir cette pièce, de voir jusqu’où elle allait me mener, et donc je suis devenue chorégraphe. J’étais curieuse de comprendre comment une pièce se crée, du point de vue de l’auteur.trice. Finalement, mon travail de chorégraphe n’est pas si différent de celui que je fais quand je suis interprète. J’ai changé de point de vue, pas de pratique. Je travaille toujours avec des chorégraphes qui collaborent étroitement avec les interprètes, nous créons ensemble bien qu’avec des responsabilités différentes. En créant Vacances vacance j’étais surprise de ne pas être surprise par ce que je traversais. J’étais en terrain inconnu et pourtant tout à fait familier.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) souhaitez-vous défendre ?

Yvonne Rainer disait : « Dance is hard to see ». J’aime beaucoup cette phrase car elle ouvre plusieurs possibles. Soit la danse est difficile à voir et il faudrait alors trouver des contextes pour la rendre plus facilement visible. Soit on travaille avec cette difficulté : la danse est difficile à voir et c’est là sa qualité. Elle nous permet de mettre notre regard au travail, de travailler à ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas. Les deux possibilités m’intéressent. J’ai aussi envie de défendre, bien sûr, les pièces qui ont à peine le temps d’exister parce que justement elles sont difficiles à voir : elles jouent une ou cinq fois et elles disparaissent. Pourtant je remarque que beaucoup de ces projets que j’ai vus ou dans lesquels j’ai joué, ont eu une grande influence sur mon travail et mon regard de spectatrice.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ? Quels sont les spectacles qui vont ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

J’attends d’être à un endroit qui me désoriente, qui remet à jour l’idée que je me fais d’un spectacle, d’une danse, d’une performance. En 2006 j’ai vu un spectacle au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles qui s’appelait Invisible dances de Bock and Vincenzi. Pendant et après, et encore aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’ai vu. C’est comme si j’oubliais constamment ce que j’étais en train de voir. Ce que je voyais était là et disparaissait en même temps. J’étais avec un ami, Randy Carreño, et nous nous sommes regardés à la fin, et si on l’avait connue, on aurait surement cité cette phrase de Grand Magasin : « J’ai tout vu, je n’ai rien compris mais j’ai beaucoup aimé. » J’ai réalisé juste maintenant, en écrivant ce texte, que le spectacle s’appelait Invisible dances. Je suis sûre que je l’ai su mais je l’ai surement oublié déjà beaucoup de fois. Il y a quelques mois, une amie m’a offert un livre Invisible dances … from afar : a show that will never be shown des mêmes Bock & Vincenzi. C’est le projet qui précède le spectacle que j’avais vu. Il s’agit d’un spectacle de deux heures avec deux personnes dans le public : The watcher (le regardeur) qui décrit à un public absent ce qu’elle voit et un Medium invité pour voir s’il y a des esprits dans le public. Une autre personne, The Witness (le témoin) entend le spectacle mais ne le voit pas. Le livre reprend les trois témoignages. Le spectacle a été joué une fois à Londres en 2003. J’ai été très émue de découvrir ce projet, de superposer mes souvenirs flous aux témoignages subjectifs des trois « spectateur.trice.s ». Mon ami Randy a disparu depuis et je pense que c’est aussi pour ça que je tiens tellement à ce spectacle, comme souvenir d’une expérience en territoire inconnu que nous avons partagé ensemble. Et où finalement il n’était question que de disparition, d’absence et des absents, même si à ce moment-là on ne le savait pas.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je pense que le milieu de la danse contemporaine aujourd’hui aurait beaucoup à gagner en se préoccupant un peu plus d’éthique. J’entends autour de moi beaucoup de situations d’abus de pouvoir, et je trouve que les personnes qui détiennent le pouvoir sont peu enclines à se questionner là-dessus. Evidemment, il est plus facile de percevoir ces abus quand on est du côté de la personne qui les subis. Je suis persuadée que l’on travaille beaucoup mieux dans un environnement sain. L’art ne peut pas tout justifier. Je travaille depuis 2003 comme interprète et j’ai un parcours plutôt atypique puisque j’ai vécu très peu de situations abusives, et elles sont arrivées très tard. Mais en discutant de ces problématiques avec mes collègues de la danse, je me rends compte que j’ai eu de la chance. Les situations que j’ai vécues qui étaient clairement des abus de pouvoir ne sont pas l’exception pour la plupart des interprètes. Il y a un vrai problème systémique, il ne s’agit pas de cas particuliers. Et ces violences ne concernent pas que les relations chorégraphes/interprètes, elles sont présentes partout où il y a des postes de pouvoir (écoles, institutions, compagnies…). La discussion est désormais ouverte en Belgique grâce notamment à Engagement du côté néerlandophone. La Permanence a aussi commencé le travail en France. Je pense qu’il est important de parler de ces problèmes, de les formuler et de les entendre, de créer des espaces où les histoires individuelles deviennent des problèmes collectifs.

A vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je n’ai aucune idée du rôle que l’artiste doit tenir dans la société. Peut-être le même rôle que tout un chacun, ce serait déjà un bon début. Pour revenir à cette question d’éthique, je pense que les dérives qui ont lieu dans le milieu de la danse et de l’art en général sont aussi liées au fait que l’on considère les artistes comme des personnes à part, différentes et donc hors-la-loi. Des génies. C’est très romantique cette idée. Et ça va aussi de pair avec l’idée de la souffrance comme outil de travail. Je suis étonnée d’entendre régulièrement, même venant de pédagogues, cette notion étrange que plus l’on souffre et plus l’on apprend, ou plus l’on s’améliore. Non seulement c’est faux mais c’est aussi dangereux. Ça laisse la voie libre à des personnes qui ont clairement un problème avec l’exercice du pouvoir. C’est aussi le travail de l’artiste d’inventer des manières de travailler inédites, qui correspondent au travail de création du moment. Cette idée romantique de l’artiste qui doit souffrir pour créer ferme aussi l’imaginaire. Il y a encore plein de manières de travailler que nous ne connaissons pas, et qui nous permettront de découvrir des espaces de travail encore inconnus.

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Je pense que la danse fera de la place à d’autres corps et se débarrassera de quelques éléments qui l’encombrent comme la fascination pour la jeunesse, les corps sains et parfaits, la beauté, la virtuosité. Tous ces critères esthétiques qui disent beaucoup de choses à leur insu. Je pense qu’il y a encore plein de manières d’être sur un plateau et de l’investir que nous ne soupçonnons même pas. Je vois la danse de l’avenir comme une danse que je ne peux pas imaginer, que je ne comprends pas mais qui me déplace à chaque fois. On inventera aussi d’autres espaces que celui du théâtre, peut-être des espaces qui existent déjà mais qu’on ne considère pas encore comme des espaces pour la danse. J’espère qu’il y aura plus de spectacles comme Invisible dances. Je ne me fais pas trop de souci pour la danse parce que nous aurons toujours un corps et nous aurons donc toujours de l’empathie pour les autres corps que nous voyons.

Photo © far° Nyon