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Les communs négatifs et/de l'art contemporain

Alexandre Monnin

avril
2021

présentation annulée

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Le philosophe Alexandre Monnin propose d’identifier les liens et les similitudes entre la recherche scientifique et l’art contemporain en s’intéressant aux pratiques de l’enquête. Cette rencontre propose d’interroger quelles devraient être les enquêtes à mener en priorité sur le terrain de l’Anthropocène. Pour articuler la discussion, il développera, entre autres, la notion de communs négatifs. Celle-ci désigne des “ressources”, matérielles ou immatérielles, « négatives » tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.). Tout l’enjeu étant d’en prendre soin collectivement (commoning) à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités.


Les communs négatifs et/de l'art contemporain

À l’instar de toutes les disciplines et de tous les secteurs économiques, l’art rencontre aujourd’hui la question de l’Anthropocène, bon gré mal gré. Désormais passage obligé, cette problématique s’invite également chez les artistes. Les échos d’un « art Anthropocène »1 se font de plus en plus entendre, ce qui nous rappelle à quel point la nouveauté, loin de refléter un souci du monde ou du présent en sa singularité, suit l’impératif aveugle de coller à l’actualité la plus récente. « L’art écologique » ne se porte pas mieux, qui s’efforce d’accroître une chimérique « prise de conscience » à la vertu bien diaphane, en montrant trop rarement l’exemple, à l’instar du catastrophique Ice Watch d’Olafur Eliasson. En matière de morale pourtant, il n’est guère d’épreuve plus décisive.

D’autres artistes, davantage réflexifs, tels Gregory Chatonsky2, ont récemment interrogé les conséquences d’une prise en compte de l’Anthropocène / du changement climatique / de l’effondrement / de l’extinction potentielle à venir sur leurs pratiques. Refusant de s’engouffrer dans la brèche de la critique du hors-sol ouverte par Bruno Latour3, Chatonsky nous invite à reconnaître une valeur à ce que « nous » nous apprêtons à abandonner. Le hors-sol voué aux gémonies par les écologistes fonctionna longtemps comme la possibilité d’habiter le monde sans lien avec le sol et les tentations identitaires qu’il recèle. Vivre selon le principe d’une éthique minimale, celle des aéroports et des hôtels internationaux, au style familier pour celui ou celle qui n’a plus d’attaches racinaires. Le néolibéralisme contre un certain fascisme – sans exclure qu’il n’en enfante d’autres… Le hors-sol, l’avion, l’aéroport, les chaînes d’hôtels, havre et relais des voyageurs du monde entier, tout ceci emporte avec soi une nostalgie et des attachements qu’on se saurait évidemment balayer d’un revers de main.

À la différence des artistes, les designers ont conquis une place paradoxale sur le terrain de l’Anthropocène, préoccupés qu’ils sont par la question de l’habitabilité du monde – et de son amélioration4. Ce qui les amène à saisir les choses par le bon bout mais à l’envers (ou par le mauvais bout, à l’endroit). Augmenter l’habitabilité du monde, le reprendre, l’améliorer, autant de « projets » unissant les ingénieurs, les managers et les designers. N’est-ce pas là une manière de synthétiser le grand mouvement à l’origine de l’Anthropocène, depuis la révolution scientifique du XVIIe en passant par la révolution industrielle et managériale au XIXe? Substituer au monde un monde organisé5, sa logistique, ses infrastructures, ses chaînes de valeurs, sa nature anthropisée, ses techniques et ses innovations ou encore sa gouvernance… À l’acosmie des disciplines de l’artificiel on opposera une pensée du monde et de ses consistances6, de sa socialité si particulière où cohabitent ruines dénuées de pittoresque et non-humains en pleine débâcle, où abondent les communs négatifs. Non plus un recours, encore moins un refuge, la mémoire vacillante et peut-être désuète de ce que subsister signifie.

Dans ce paysage, plusieurs artistes entendent « intensifier leur expérience d’un milieu naturel dévasté par la Modernité », selon l’heureuse description de Matthieu Duperrex7. Cette ouverture sur l’enquête scelle un dialogue de fait avec les sciences sociales et les humanités environnementales ou encore le design (dont les liens avec l’ethnographie sont documentés de longue date).

Pour penser le lien entre des pratiques similaires, peut-être faut-il en revenir au modèle économique des artistes, ceux tout au moins qui, exclut du marché international de l’art, ne sont pas préservés de la précarité. La recherche scientifique comme l’art contemporain sont en effet devenus des milieux hostiles à la possibilité même de l’enquête. La généralisation du financement « par projet » dans ces sphères, commandant une économie de l’écrit par anticipation (et non d’anticipation), en contradiction avec le processus ouvert de la recherche comme avec la réponse à l’énigme que constitue une œuvre d’art, en atteste. Cette pierre d’achoppement réunit l’art et la science en un front commun et requiert une alliance non seulement thématique mais économique au moment même où la nécessité d’enquêter tous azimuts s’impose à toutes et tous. Le projet CooPair8, entamé en 2017 et qui s’est prolongé jusqu’à cette année, constitue une tentative de repenser l’enquête hors des chemins balisés et disciplinaires9 tout en s’attachant à lui fournir de nouveaux soubassements économiques et institutionnels.

Enfin, demandons-nous quelles enquêtes mener en priorité, alors que le temps manque, qu’il se contracte à l’imitation du temps de la fin entrevu par l’apôtre Paul10? Le programme Closing Worlds11, fondé avec Diego Landivar, entend éclairer la double contrainte à laquelle nous faisons face : hériter d’un monde en grande partie hors-sol, de ses dépendances et de ses attachements, tout en investiguant les arbitrages nécessaires pour y renoncer. Désaffecter/réaffecter, afin de laisser derrière soi la mauvaise fermeture néolibérale et d’apprendre que tout ne sera pas possible demain, ni ne pourra être maintenu en l’état. Contre l’innovation à tous crins, contre la créativité érigée au rang de valeur ultime, au carrefour de l’art, de la science et de l’économie (quand ce n’est pas de la publicité et du management), ce geste théorique et pratique, philosophique, ingéniériale et artistique, de la bonne fermeture, n’est-il pas le dernier geste ? Mais alors, quelle économie imaginer pour lui?

texte : Alexandre Monnin

1). Ardenne et Stiegler, Un art écologique: Création plasticienne et anthropocène (Lormont: Le Bord de l’Eau, 2018)
2). « La distanciation du monde / Distancing The World | Chatonsky », consulté le 12 octobre 2020, http://chatonsky.net/distanciation/
3). Bruno Latour, Où atterrir (Paris: La Découverte, 2017)
4). Emmanuel Bonnet et al., Le design, une cosmologie sans monde face à l’AnthropocèneSciences du Design n° 10, no 2 (2019) : 97104
5). Selon l’expression d’Emmanuel Bonnet. Voir Alexandre Monnin, Emmanuel Bonnet, et Diego Landivar, What the Anthropocene Does to Organizations (35th EGOS Colloquium, Edinburgh, Scotland, 2019)
6). Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes : La fin du monde humain (Dijon : Les Presses du réel, 2015)
7). Matthieu Duperrex, Habiter le crassier. Un art anthropocène comme chronique de la catastropheTranstext(e)s TransculturesJournal of Global Cultural Studies, no 13 (1 décembre 2018), https://doi.org/10.4000/transtexts.1075
8). https://origensmedialab.org/origens-media-lab/le-protocole-coopair/
9). Antoine Hennion et Alexandre Monnin, Du pragmatisme au méliorisme radical : enquêter dans un monde ouvert, prendre acte de ses fragilités, considérer la possibilité des catastrophes, SociologieS, 20 mai 2020, http://journals.openedition.org/sociologies/13931
10). Giorgio Agamben, Le temps qui reste : Un commentaire de l’Epître aux Romains, trad. par Judith Revel (Rivages, 2017)
11). https://origensmedialab.org/closing-worlds/

 

repères biographiques : Alexandre Monnin est Directeur Scientifique d’Origens Media Lab, Enseignant-Chercheur en école de management (ESC Clermont), co-initiateur avec Diego Landivar de l'initiative Closing Worlds et directeur du Master of Science "Strategy and Design for the Anthropocene" en partenariat avec Strate Ecole de Design à Lyon. Docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sa thèse a porté sur la philosophie du Web. Il est également l'architecte de ReSource, une plateforme de documentation utilisée (notamment) dans des contextes artistiques.