De ses traversées de villes à ses recopiages de romans initiatiques, Jean-Christophe Norman déploie la marche et l’écriture en un même mouvement, en une même métamorphose. Il trace, transfère, déplace, recouvre, dessine et interroge par là même la notion du temps. L’invitation faite à cet artiste consiste à présenter son travail par différents médiums. D’une part, la voie performative par le biais par le biais de la marche dans un périmètre défini et qui devient le lieu d’actions telles que des inscriptions au sol, des captures vidéos, des photographies, des peintures... témoignant d’une expérience vécue et de la tentative d’enregistrement d’un moment éphémère. D’autre part en exposant les éléments matériels de sa production artistique. En effet, quand il ne marche pas, l’artiste livre des récits de façon frontale dans des espaces d’exposition, à même les murs, sur des feuilles A4 ou sur de très grands formats.
Ces deux aspects de son œuvre s’inscrivent dans toute la ville de Nyon. L’option performative, Ulysses a long way, prend forme à même le sol du centre-ville et sur les quais du bord du lac. Quant à l’exposition à la Grenette, elle consiste en un réagencement d’œuvres existantes et inédites. (images: Arya Dil)
Réécrire
" ... Dans ses Crossing…, le texte que l’artiste trace à la craie à même l’asphalte pendant plusieurs jours selon des itinéraires plus ou moins prémédités est l’Ulysse de Joyce, texte dont il déplace le décor originel, le Dublin de la fin du xixe, sous de nouveaux cieux, Tokyo, Marseille, Paris, imposant des exils inattendus à ce récit fondateur de la littérature du xxe siècle. La réécriture de textes célèbres n’est pas une nouveauté en soi, mais elle est plutôt l’apanage d’écrivains, qui comme Borges, dans son Pierre Ménard, fait réécrire le Quichotte à l’auteur qu’il crée pour les besoins de la fiction. Réécrire est une pratique contre nature pour un écrivain, elle renvoie à la figure du faussaire, ce copieur qui s’empare de l’invention d’un autre à des fins mercantiles. Mais elle peut signifier de manière plus bénigne le manque d’inspiration du plagiaire. La réécriture renvoie également à la crise de l’auteur et à l’illusion d’une unité créatrice, deux thématiques que l’œuvre précurseur de Borges met magistralement en relief, bien avant les textes de Barthes. Par ailleurs, la réécriture peut s’entendre aussi bien comme un sacrilège que comme un acte de déférence doublé d’humilité — on songe bien entendu à l’abnégation des moines copistes qui nous ont permis d’accéder à la pensée des philosophes antiques — une abnégation qui confine dans cette hypothèse à l’héroïsme. Pour Ménard, il ne peut être question que de réécrire le texte de Cervantes à l’exclusion de tout autre, dans un geste de dévotion absolue : la question de la copie ne fait plus débat, on parle d’adhésion totale, au-delà de tout aspect moral. Mais Norman ne réécrit pas dans le sillage d’un Pierre Ménard, bien qu’il se réclame de la nouvelle de Borges ; nous ne nous situons pas tout à fait non plus dans la lignée des appropriationnistes, peut-être parce que l’appropriation d’une œuvre littéraire ne se pose pas dans les mêmes termes que celle de l’image, ne suivant pas le même régime, bien que ne manquant pas de poser de ce fait le problème de sa prédominance. Le caractère différé de l’appréhension du texte littéraire, surtout dans le cas d’œuvres aussi lourdes que celles auxquelles s’attaque Norman — la Recherche de Proust, Ulysse de Joyce, Fleuve sans rives de Jahnn, œuvres dont la lecture exhaustive nécessite un temps excessivement étiré — s’oppose en tous points à la réception instantanée de l’image. La pratique de Jean-Christophe Norman se situe bien évidemment dans ces rivages conceptuels, mais il se contente de les effleurer : Norman est plutôt un traducteur, un transcripteur, il fait accéder le(s) texte(s) à une autre dimension que celui du verbe, il en fait de l’image, il le(s) rend visible(s), quitte à ce que la signification s’estompe, que le langage disparaisse. Les principales manifestations de cette transformation suivent deux régimes bien différents : le tableau est la première de ces manifestations, la plus spectaculaire... " in Magazine 02 N° 72, par Patrice Joly